La première phase de test de l'euro numérique a été lancée le 1er novembre pour une durée de 2 ans. Elle va permettre d'étudier le design de la future monnaie numérique et les règles qui régiront son émission et sa gestion. De multiples défis sont à relever pour maximiser les chances que cet euro numérique rencontre son public, à la fois les utilisateurs finaux mais aussi les banques en charge de sa distribution.
Les pays qui ont finalisé aujourd'hui l'adoption à grande échelle de monnaie numérique de banque centrale - MNBC - sont peu nombreux : les Bahamas et le Nigeria dont le principal objectif est l'inclusion sociale, objectif semble-t-il atteint. Le cas de la Chine est différent. Le e-Yuan n'est pas encore dans sa version déployée à grande échelle mais sa mise en place est moins "problématique" dans la mesure où il est cohérent avec l'utilisation du rating social qui trouverait sa pleine expression avec le paiement programmable.
Le discours de la BCE est résolument optimiste et voit dans l'Euro numérique une modernisation de la monnaie banque centrale pour la faire passer dans le monde du digital. À l'heure où nombre s'étonnent de cet enthousiasme en l'absence de cas d'usage clairs - la digitalisation des paiements s'est faite par le secteur privé - il est difficile d'identifier ce que l'Euro numérique pourra offrir de plus.
Compte tenu de ces interrogations, il est intéressant de revenir sur l'expérience suédoise. En effet, la Suède a été pionnière en matière de MNBC - elle s'est penchée sur la question dès 2017. Pourtant, elle n'a toujours pas lancé le E-krona alors qu'elle a publié en avril dernier le rapport de la phase 3 de test.
La Suède avant-gardiste sur le sujet ?
La Suède a été pionnière sur la question du développement d'une MNBC étant donné la baisse drastique de l'utilisation du cash dans les transactions depuis 2010 : le pourcentage de transactions effectuées en cash est tombé à moins de 1% du PIB alors qu'il est encore de 10% dans la zone Euro.
Selon la Banque de Suède (voir ci-dessous), seulement 9% des Suédois réalisent des transactions en cash contre 39% en 2010. Compte tenu de la faible utilisation de la monnaie physique, la monnaie banque centrale (la Couronne suédoise) est devenue essentiellement une monnaie interbancaire électronique. Les utilisateurs paient majoritairement par cartes de crédit/débit ou par apps.
Figure 4. Pourcentage des Suédois ayant réalisé leur dernier achat en cash
Source Riksbank
On peut s'interroger sur la raison d'un tel écart d'évolution entre la Suède et les pays de la zone Euro. La forte adoption du numérique par les Suédois dans leur vie quotidienne combinée à un réseau internet très développé l'expliquent sans doute sans oublier une faible évasion fiscale.
Aujourd'hui, les paiements en Suède échappent largement au contrôle de la banque centrale et restent gérés par le secteur privé avec de nouveaux acteurs en plus des acteurs bancaires traditionnels. Cette évolution a contribué à diminuer les revenus de seigneuriage collectés sur l'émission monétaire ; le revenu du seigneuriage représentant la différence entre la valeur du billet et son coût de production - essentiellement les coûts d'impression auxquels s'ajoutent les coûts de lutte contre la contrefaçon.
Étant donné la forte privatisation du marché des paiements, la banque centrale s'est interrogée sur la remise en cause de sa légitimité et s'est naturellement posée la question de développer une version digitale de sa monnaie.
La Riksbank a initié ses travaux en 2017 - bien avant toutes les autres banques centrales en particulier celles des pays développés qui n'ont sérieusement considéré cette question qu'après l'annonce du projet Libra (Facebook) en juin 2019, véritable wake-up call . Elles réalisent alors que la privatisation de l'innovation des paiements pourrait mettre en danger leur souveraineté monétaire.
La Suède continue de faire des tests
Pourtant si la Suède a été très en avance sur son temps, la décision d'émettre une MNBC n'a toujours pas été prise. Le projet vient d'achever sa phase 3 de test.
Tout d'abord, il est intéressant de comprendre les contributions des deux précédentes phases de test : celles-ci ont permis d'étudier comment distribuer aux utilisateurs les E-kronas via les participants autorisés par la banque centrale, assurer des transactions en E-krona hors ligne afin de garantir une non-traçabilité pour les paiements et comment assurer l'intégration du réseau E-krona dans les terminaux de paiement aux points de vente.
Les questions essentielles analysées dans cette phase 3 sont les suivantes :
1- Quel modèle de monnaie digitale : DLT ou account-based ?1- Quel modèle de monnaie digitale : basée sur une Distributed Ledger Technology (Token based) ou basée sur des comptes (account-based), la différence étant que dans le cas d'une DLT c'est la validité de l'objet (token) qui est vérifiée alors que sinon c'est l'identité des comptes qui l'est. On peut utiliser comme analogie le billet dont l'authentification est nécessaire pour procéder au paiement (authenticité de l'objet) alors que pour une carte de crédit ce sera la vérification de l'identité des comptes.
👉 Quel modèle de coopération entre les participants (banques, acteurs du paiement) et la banque centrale ?
👉 Quel niveau de gouvernance exercé par la banque centrale ?
Ces différentes questions sont envisagées afin que la banque centrale puisse décider quel modèle pourrait le mieux garantir l'intégrité de la marque E-krona tout en favorisant l'innovation.
En se posant ces questions, la Riksbank se démarque des banques centrales désormais plus avancées sur le sujet comme la banque centrale des Bahamas avec le Sand, la Banque Centrale du Nigeria - et la Banque de Chine avec le E-Yuan.
Ces projets n'accordent pas la même importance à l'innovation par la concurrence, parce qu'ils visent d'autres objectifs comme l'inclusion financière aux Bahamas et au Nigeria, et le rating social en Chine.
Opter pour une MNBC basée sur une DLT - nommée Corda dans sa phase 3 - permet sans doute d'entrer dans le futur et d'être plus ouvert sur l'innovation en permettant l'intégration de smart contract pour aller vers la programmabilité des paiements.
Attention toutefois, la programmabilité des paiements pour la Riksbank ne signifie pas la conditionnalité de la nature ou bien des destinataires des paiements. En effet, selon la Riksbank, une telle définition de la programmabilité des paiements serait contraire au caractère universel de la monnaie.
La programmabilité est ici définie par rapport à la réalisation du paiement. Dans cette phase de test, la Riksbank a expérimenté le paiement d'une voiture effectué lors d'une vente entre un particulier et un concessionnaire dès lors que la voiture a été immatriculée. Se pose ensuite la question du niveau de gouvernance envisagé si le modèle DLT est choisi.
L'innovation serait d'autant plus stimulée si le niveau de gouvernance exercé par la banque centrale est faible. Il laisserait aux différents participants approuvés par la banque centrale - les banques mais également des acteurs du paiement - le soin de développer leur propre interface et leurs propres services - de façon similaire aux cartes bancaires aujourd'hui avec comme risque que les utilisateurs finaux ne sachent plus ce qu'est un E-krona.
L'idée d'avoir une marque unique reconnaissable par tous comme le symbolisent si bien les pièces et les billets, ne serait plus réalisable. Dans une certaine mesure, c'est un retour en arrière - salutaire après tout - à l'époque où les banques émettaient leur propre billet à ceci près qu'elles les émettaient en contrepartie d'un seul objet : l'or.
La solution intermédiaire serait de donner un cahier des charges pour que le E-krona soit identifiable comme marque sans pour autant avoir une seule interface - une app unique - et des services uniques mais plutôt des apps avec des services minimums ainsi qu'une charte des droits et obligations.
Si une telle option est choisie, il conviendra également d'étudier les modalités de collaboration entre la banque centrale et les participants autorisés en termes de coûts et revenus. Il faut établir des modalités suffisamment incitatives pour que ces derniers proposent le E-krona à leurs clients. En effet, il est raisonnable de se demander quelle sera la motivation des banques à participer au réseau étant donné que la distribution de E-krona se fera aux dépens de leur activité de dépôts.
Par rapport à la situation actuelle où les paiements en Suède sont massivement dématérialisés, les banques seraient les grandes perdantes puisque la digitalisation des paiements met aujourd'hui les comptes bancaires au centre du système. Comment les inciter à proposer à leurs clients l'utilisation du E-krona ? Sans doute en autorisant des acteurs purs du paiement qui n'ont pas ce conflit d'intérêt venir les concurrencer.
Mais le résultat dépendra fortement de la définition des coûts et revenus qui incombent aux participants. C'est peut-être ce qui explique que le projet de E-krona est toujours en phase exploratoire et que la décision de le lancer n'a toujours pas été prise. Il est difficile de déterminer avec certitude les conditions de succès si l'objectif est de proposer un modèle ouvert de MNBC nourri par l'innovation.
Pas étonnant que parallèlement la Riksbank expérimente un système de paiement international en coopération avec la Norges Bank (Banque Centrale du Danemark), la banque centrale d'Israël et la Banque des Règlements internationaux afin d'effectuer des paiements internationaux plus rapides, moins coûteux et exécutés au taux de change le plus avantageux pour le client !
Compte tenu de l'expérience suédoise et du fait que l'Europe ne veut pas embrasser la route chinoise, le projet d'Euro numérique n'en est qu'à ses balbutiements. Les défis à relever sont nombreux à commencer par celui d'avoir un consensus partagé par l'ensemble des pays membres sur la vision de l'Euro numérique… C'est loin d'être acquis !