The Big Whale : Vous êtes le nouveau CEO de Chainalysis, mais on vous connaît peu… Quelles étaient vos activités passées avant Chainalysis ?
Jonathan Levin : J’ai découvert la crypto en 2012 à une époque où seuls des informaticiens faisaient des recherches sur Bitcoin, qui était alors la principale cryptomonnaie. Il existait déjà Litecoin et Feathercoin, ainsi que d’autres actifs numériques, mais aucun économiste n’étudiait réellement la manière dont Bitcoin fonctionnait. Or, Bitcoin est une innovation informatique, mais aussi un système économique fondé sur la théorie des jeux. J’ai donc rédigé des études académiques sur les mécanismes de sécurisation de Bitcoin via la théorie des jeux. Ensuite, j’ai compris qu’il fallait une entreprise capable de comprendre en profondeur comment et pourquoi les gens utilisent les cryptomonnaies, si nous voulions que cette industrie prenne de l’ampleur. C’est ainsi que j’ai cofondé Chainalysis avec Michael (Gronager) et Jan (Møller), pour créer une société qui possède l’expertise la plus avancée sur l’usage des cryptomonnaies et sur la dynamique des transactions blockchain.
Qu’est-ce qui explique que Chainalysis est le leader de son secteur ?
Chainalysis est avant tout une entreprise de données qui fournit des informations et du contexte sur les transactions blockchain, en identifiant quels services sont à l’origine de quelles transactions. Nous avons accumulé une expertise unique sur ces services à travers le monde, et nous faisons cela depuis plus de dix ans. Nous sommes les meilleurs pour produire des ensembles de données fiables et précis, et notre principal objectif est désormais de livrer ces informations de manière flexible à nos clients afin qu’ils puissent résoudre des problématiques liées aux enquêtes, à la conformité réglementaire, à l’intelligence de marché ou encore à la fiscalité. Nous avons toujours été capables de déployer ces insights de la manière la plus efficace possible, et c’est ce qui nous distingue.
D’accord, mais beaucoup d’autres acteurs font la même chose. Qu’est-ce qui vous distingue vraiment ?
Tout le monde peut consulter le registre public de la blockchain et voir les transactions. Mais ce que personne ne possède, ce sont les informations sur les services qui génèrent ces transactions et les inscrivent sur la blockchain. Nous sommes les meilleurs pour cartographier cette information, et nous avons un avantage clé : plus de 1 000 clients dans le secteur privé nous envoient leurs transactions, ce qui nous permet d’obtenir des insights uniques que nous leur restituons pour assurer leur conformité réglementaire. Aucun autre acteur de l’analyse blockchain ne traite un tel volume de transactions, et c’est cette richesse de données qui nous permet d’offrir la solution la plus performante du marché.
"Nous avons récemment acquis deux entreprises stratégiques" Quelles sont vos priorités stratégiques dans les mois à venir ?
Nous sommes déjà le leader du marché en matière de conformité et d’investigation, mais ce n’est pas suffisant pour garantir que la prochaine phase d’adoption des cryptomonnaies soit sûre et sécurisée. Nous devons être capables d’anticiper et de prévenir les pertes de fonds, et pas seulement d’analyser les transactions après coup. C’est pourquoi nous avons récemment acquis deux entreprises stratégiques : Hexagate, spécialisée dans l’analyse des vulnérabilités des smart contracts et la prévention des pertes de fonds dans la DeFi, et Alterya, qui lutte contre la fraude et les arnaques. Nous avons observé qu’une quantité considérable d’argent est perdue chaque année à cause des scams, et Altaria aide désormais les banques, fintechs et entreprises crypto à identifier et cartographier les comptes frauduleux afin de protéger leurs clients contre ces menaces.
Comment percevez-vous la situation aux États-Unis avec le retour au pouvoir de Donald Trump ? Est-ce une bonne chose pour l’industrie ?
L’industrie va bénéficier du démantèlement de certaines réglementations aux États-Unis. Par exemple, la règle comptable SAB 121, qui empêchait les grandes institutions financières de détenir des cryptos pour leurs clients, a été annulée trois jours après l’entrée en fonction de Trump. Cela ouvre la porte aux services financiers traditionnels pour entrer sur le marché. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de ton, mais d’un progrès concret vers l’élimination des barrières réglementaires qui ont freiné l’industrie. Nous verrons certainement davantage de ces évolutions, ce qui pousse les entreprises à repenser leur stratégie d’entrée sur le marché américain.
Avez-vous des conseils pour l’industrie crypto en Europe face à cette nouvelle situation aux États-Unis ?
Les entreprises européennes qui en bénéficieront le plus seront celles qui établiront des partenariats stratégiques avec des acteurs ayant une présence aux États-Unis. Que ce soit pour les services de paiement permettant aux consommateurs américains d’acheter des produits européens, ou pour les transferts de fonds entre les deux régions, il y a des opportunités significatives. De plus, l’appétit des investisseurs américains pour soutenir des entreprises du secteur va grandir. Les entrepreneurs européens capables de démontrer une utilité de leur technologie aux États-Unis auront plus de facilité à lever des fonds.
Avec l’entrée en vigueur de MiCA en Europe, quels changements anticipez-vous pour vos clients dans cette région ?
MiCA apporte des règles claires pour l’industrie. Les pays européens, comme la France, continuent de délivrer des licences aux entreprises pour les mettre en conformité. L’implémentation complète prendra du temps, car les gouvernements doivent intégrer et appliquer ces régulations. Mais nous voyons des progrès concrets : la France, l’Autriche, le Luxembourg et le Liechtenstein accordent déjà des licences, rendant l’environnement plus structuré et plus favorable aux entreprises crypto en Europe.
>> Lire aussi : Diederik van Wersch (Chainalysis) : "L’adoption ne se mesure pas uniquement avec le prix du bitcoin"
Quelle est votre opinion sur les privacy coins ?
Toutes les technologies favorisant la confidentialité ont un rôle important à jouer. Des innovations comme les zero-knowledge proofs ont des cas d’usage pertinents, notamment en matière d’identité numérique. Cependant, nous observons une adoption relativement faible des privacy coins. La grande majorité des utilisateurs passent par des plateformes d’échange où la confidentialité est gérée dans un cadre conforme aux régulations. Nous continuons à surveiller l’évolution de ces technologies, mais nous constatons que les blockchains “ouvertes” restent celles qui concentrent le plus de volume et d’adoption.
"Lazarus Group reste extrêmement actif et continue d’être l’un des principaux acteurs de la cybercriminalité" Quel est l’état actuel de la criminalité en crypto dans le monde ? Pouvez-vous partager des données récentes ?
En valeur absolue, la criminalité liée aux cryptomonnaies reste un problème important, représentant plus de 40 milliards de dollars en transactions illicites. Cependant, il est essentiel de mettre ces chiffres en perspective avec la croissance massive de l’écosystème crypto. En proportion, l’activité criminelle reste une part relativement faible du volume total des transactions sur la blockchain. Nous constatons néanmoins des tendances inquiétantes, notamment une augmentation des vols de cryptomonnaies, avec une transition des piratages purement DeFi vers des attaques ciblant également les exchanges centralisés. Nous observons également une persistance des ransomwares, qui continuent de poser un problème majeur pour de nombreuses infrastructures critiques à travers le monde.
Vous avez publié de nombreuses analyses sur le Lazarus Group, un groupe de hackers rattaché au gouvernement nord-coréen. Que pouvez-vous nous dire sur les activités actuelles de ce groupe ?
Le Lazarus Group reste extrêmement actif et continue d’être l’un des principaux acteurs de la cybercriminalité dans l’écosystème crypto. L’année dernière, nous avons observé que ce groupe affilié à la Corée du Nord a réussi à voler environ 1,4 milliard de dollars en cryptomonnaies, ce qui représente une somme colossale par rapport à l’économie du pays. Leurs tactiques évoluent constamment : ils ne se contentent plus uniquement de pirater des protocoles DeFi, mais ciblent également des plateformes centralisées, menant des campagnes de social engineering sophistiquées et infiltrant parfois des entreprises crypto en recrutant secrètement des employés. De plus, nous avons vu des tentatives de blanchiment de fonds de plus en plus élaborées, utilisant des services de mixage et des réseaux complexes pour échapper aux contrôles des régulateurs. Chez Chainalysis, nous avons renforcé nos efforts pour surveiller ces flux et aider les entreprises et les gouvernements à détecter et stopper ces menaces avant qu’elles ne causent davantage de dégâts. C’est un combat de longue haleine, mais la coopération entre les acteurs du secteur et les autorités permet d’améliorer la prévention et la réaction face à ces cyberattaques.
En Europe, certains critiquent la proximité de Chainalysis avec les agences de renseignement américaines. Que pouvez-vous répondre à cela ?
Chainalysis est avant tout une entreprise privée et indépendante, dont la mission principale est d’apporter de la transparence à l’écosystème crypto. Nous travaillons avec plus de 1 500 clients à travers le monde, incluant des gouvernements, des institutions financières, des entreprises crypto et des agences de régulation, et ce, dans de nombreux pays, pas uniquement aux États-Unis. Notre rôle n’est pas de servir les intérêts d’un État en particulier, mais de fournir des outils permettant d’assurer la sécurité et la conformité du secteur. Nous collaborons avec des entités publiques et privées en Europe, en Asie, et en Amérique latine, et nous avons une présence mondiale qui nous permet d’adapter nos services aux besoins et réglementations locales. Ce qui nous importe, c’est de garantir un environnement plus sûr pour l’ensemble des utilisateurs de la blockchain, en luttant contre la criminalité financière, en aidant les entreprises à se conformer aux régulations et en facilitant l’adoption responsable des cryptomonnaies.
Comment l’analyse de la blockchain peut-elle s’appliquer à des secteurs au-delà de la finance ? Chainalysis pourrait-elle s’intéresser à d’autres domaines comme la supply chain ou la santé ?
Aujourd’hui, nous sommes très concentrés sur les services financiers, car les opportunités y sont immenses. Il y a encore beaucoup à faire pour assurer la conformité et renforcer la sécurité du secteur crypto. Nous observons que des discussions émergent sur d’autres domaines, comme la possibilité d’utiliser la blockchain pour améliorer l’efficacité des gouvernements (idée soufflée par Elon Musk, ndlr). Mais pour l’instant, nous restons focalisés sur notre mission principale : améliorer la sécurité et la transparence du secteur financier.
Avez-vous prévu de vous introduire en Bourse cette année ?
J’ai pris mes fonctions en tant que CEO il y a seulement 60 jours, et ma priorité absolue est de construire une entreprise solide et de développer notre activité. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase où l’industrie évolue rapidement et où nous avons d’immenses opportunités pour étendre nos produits et notre part de marché. Nous nous concentrons pleinement sur l’innovation et l’expansion de nos services. L’introduction en Bourse est une question qui pourra être envisagée à l’avenir, mais pour l’instant, mon objectif est avant tout de faire grandir Chainalysis et de maximiser notre impact dans l’industrie.