Dans un mois, cela fera 10 ans pile que MtGox a fermé dans ce qui reste encore à ce jour comme l'une des plus grandes faillites de l'univers crypto. Qu’est-ce qui a changé dans le secteur depuis ?
Beaucoup de choses ont changé ! Nous venons de voir arriver les ETF Bitcoin Spot aux États-Unis , cela faisait des années qu’on en parlait et, personnellement, je n’y croyais plus (rires) . Cet événement est l’occasion pour le monde de la crypto d’avancer, de passer à l’étape suivante en poursuivant son institutionnalisation. L’objectif est que cet écosystème soit plus facile d’accès pour les utilisateurs et les investisseurs.
Vous avez découvert le bitcoin en 2010. Est-ce que la philosophie initiale est toujours là ?
Pour moi, le plus grand changement philosophique s’est produit entre 2011 et 2013. C’est le moment où Bitcoin s’est mué d’objet uniquement technologique en quelque chose de financier. Et finalement, ça n’a plus tellement changé depuis cette époque car c’est l’orientation qui domine toujours actuellement. Mais je considère que c’est toujours un projet technologique fascinant ! Après, on peut aussi évoquer l’explosion du nombre de tokens, l’arrivée d’Ethereum qui a bouleversé le secteur avec la démocratisation des smart contracts, etc.
L’affaire MtGox a eu un retentissement incroyable et a fait de vous une star planétaire, parfois pour de mauvaises raisons. Si vous pouviez revenir en arrière, que feriez-vous différemment ?
Si j’avais connaissance de tout ce que je sais aujourd’hui, bien sûr que je changerais énormément de choses. Néanmoins, en me basant sur mes connaissances de l’époque, j’estime avoir fait le maximum sur le moment.
Justement, que changeriez-vous précisément à la lumière de ce que vous avez appris ?
J'aurais ajouté les bonnes protections sur la plateforme pour éviter de nous faire pirater par un hacker russe, pour le bloquer dès le début. Du point de vue de la réglementation, j'aurais peut-être dû passer moins de temps à obtenir des licences dans plusieurs pays car toutes n'ont pas été utiles. En bref, j'aurais peut-être pu concentrer mes efforts sur des aspects différents.
Pouvez-vous décrire les événements qui ont conduit à la faillite de MtGox ?
Lorsqu’on s’est rendu compte que les 550.000 bitcoins avaient disparu (21 milliards d’euros au cours actuel, environ 400 millions à l’époque, ndlr), au début de l’année 2014, nous avons essayé de trouver des investisseurs pour sauver MtGox. Le problème, c’est que le monde de la crypto était peu développé et il y avait beaucoup moins de candidats potentiels qu’aujourd’hui. Nous nous sommes donc résolus à mettre l’entreprise en faillite car c’était la seule option raisonnable. Dans un second temps, il y a eu une très grosse enquête de la part des polices japonaises et américaines, du liquidateur et de moi-même. En analysant les transactions sur la blockchain, nous avons fini par mettre la main sur Alexander Vinnik.
Comment son arrestation s’est-elle déroulée ?
Nous savions bien avant son arrestation en 2017 qu’il était le destinataire des bitcoins volés, mais le problème c’est qu’il était un citoyen russe et basé en Russie. C’était impossible de faire quoi que ce soit tant qu’il était là-bas. J’ai donc dû prendre mon mal en patience, attendre sans éveiller ses soupçons. Cela a duré environ un an, jusqu’à son arrestation en Grèce en vacances. J’ai ressenti un énorme soulagement à ce moment-là.
Quelles ont été les difficultés avec son statut de ressortissant russe ?
Cela a été vraiment très compliqué. Les États-Unis ont essayé de le faire extrader, ce qui a fait l’objet d’un grand débat en Grèce. C’est même monté jusqu’à la Cour suprême. Dans le même temps, la Russie a également tenté de le faire extrader. La position de la Grèce était très compliquée diplomatiquement. Mais heureusement, la France a demandé à le juger sur son sol et ça a débloqué la situation. Depuis sa condamnation, il a été rendu à la Grèce qui l’a ensuite livré aux États-Unis. Son procès américain doit s’ouvrir en septembre 2024.
Sur les 550.000 bitcoins dérobés par Vinnik à MtGox, y a-t-il une chance de les récupérer ?
Je n’ai pas d’informations à ce sujet-là. Le procès devrait aider à y voir plus clair.
Vous avez été condamné pour manipulation de données, mais vous avez échappé aux charges de détournement de fonds et d’abus de confiance. Est-ce que le verdict vous a semblé honnête ?
Non, et j’ai fait appel. La partie qui concerne la manipulation de données - qui s’apparente en France à “faux et usage de faux” dans le domaine électronique - est injustifiée. Mais je me heurte à un problème qui est davantage politique. Mon cas a été très médiatisé et je crains que la justice japonaise ne souhaite pas perdre la face.
Si vous aviez Alexander Vinnik en face de vous, que lui diriez-vous ?
“Tu as joué, mais tu as perdu”. Même s’il a réussi à dérober les bitcoins de MtGox, il a laissé beaucoup de traces. Ça n’a pas été très difficile de remonter jusqu’à lui.
Et Jed McCaleb, à qui vous avez acheté MtGox avec une dette de bitcoins initiale ?
Je ne souhaite pas m’exprimer à ce sujet.
Est-ce en raison d’un accord privé entre vous ?
Je ne souhaite vraiment pas m’exprimer à ce sujet.
Quel regard portez-vous sur vos moments en prison ?
J’ai passé un peu moins d’un an enfermé. La première partie était dans un commissariat avec du monde autour de moi, mais j’ai été placé à l’isolement complet pendant les sept derniers mois. La pièce faisait 6,50 m2 et j’avais uniquement avec moi les documents que mon avocat m’avait envoyés. Je n’avais pas droit aux visites. Ça n’a vraiment pas été facile à vivre.
Comment avez-vous occupé votre temps ?
J’en ai profité pour étudier, écrire et surtout analyser l’ensemble de la comptabilité de MtGox. Mais je n’avais pas de matériel très sophistiqué. Pendant les six premiers mois, j’avais uniquement du papier et un crayon. À un moment, j’ai envisagé d’acheter un boulier pour m’aider dans mes calculs, mais la prison m’a finalement autorisé à utiliser une petite calculatrice. Cela a été possible car mon affaire concernait des histoires de comptabilité. Sans cet aspect, seul le boulier aurait été autorisé.
Vous vivez toujours au Japon, qu’est-ce qui vous attire dans ce pays ?
J’ai toujours été intéressé par sa culture et j’ai ensuite construit ma vie personnelle là-bas. Même si je le voulais, ça serait difficile de quitter le Japon comme ça.
Quelle était votre vision finale pour MtGox ?
En plus de l’exchange bitcoin, j’avais beaucoup de projets dans la partie purement financière. J’avais commencé à travailler pour acquérir des licences qui auraient pu nous permettre de faire ce que Revolut fait aujourd'hui. Chaque client aurait pu avoir son propre compte, les fonds auraient été protégés. Je souhaitais également que les dépôts en bitcoins ne soient plus gérés par MtGox, que la gestion de la conservation soit partagée entre l’entreprise et les clients afin qu’ils puissent faire des retraits de manière autonome en cas de problème.
Cela ressemble pas mal à ce qui se fait aujourd'hui, non ?
En apparence oui, mais en réalité la plupart des exchanges ne poussent pas la transparence assez loin. C’est dommageable pour les utilisateurs car aujourd'hui il est quasiment impossible de choisir un exchange en fonction de son niveau de sécurité. C’est le grand flou.
Vous aviez annoncé votre intention de créer une agence de notation des exchanges crypto, où en est ce projet ?
On se rapproche du lancement ! Au départ, j’avais imaginé la lancer aux États-Unis, mais j’ai finalement choisi la France pour ça. C’est mon pays d’origine et l’Europe est un endroit très pertinent pour entreprendre dans les cryptos.
Quel est le calendrier de lancement ?
C’est encore en discussion.
Est-ce une façon de vous racheter ou uniquement un projet entrepreneurial ?
Je pense que le nom que j’ai choisi est assez révélateur : Ungox. L’idée est de faire en sorte que la mésaventure de MtGox ne puisse pas se reproduire. L’objectif est de créer un environnement plus sain où les investisseurs et toutes les personnes qui s’intéressent à la crypto aient accès à une information indépendante.
Comptez-vous aussi analyser des projets crypto en plus des exchanges ?
Oui, j’ai l’ambition de couvrir un spectre assez large.
N’y a-t-il pas un risque de faire les choses à moitié en voulant s’attaquer à des cibles aussi différentes ? Étudier la solvabilité d’un exchange n’a rien à voir avec l’analyse d’un smart contract…
Certes, c’est assez différent, mais beaucoup d’aspects se rejoignent. Par exemple, beaucoup d’exchanges sont décentralisés et donc il faut analyser leurs smart contracts. Mais plus globalement, les points importants sont souvent les mêmes : il faut connaître les gens derrière les projets, comment ils ont été conçus, quel est le pays d’origine, etc.
Comptez-vous lever des fonds pour Ungox ?
Nous avons des noms assez importants qui sont en train de me rejoindre dans l’équipe, mais peut-être aussi dans le financement. Malheureusement, je ne peux pas en dire plus pour le moment.
Quel sera le business model ?
Nous en discutons encore, mais le but sera de proposer une information minimum gratuite. Les particuliers ont été les premières victimes de MtGox, le but est de leur “rendre” quelque chose. Pour le reste, on réfléchit.
Pourriez-vous lancer votre token ?
Non, car le but est de rester neutre et indépendant. Si on lançait un token, on s’exposerait trop à l’influence du marché.
Quels seront les premiers projets analysés ?
Pour le démarrage, nous allons nous concentrer sur les plus gros exchanges, mais également les projets cryptos les plus utilisés. L’analyse sera technique, mais on va aussi beaucoup s’intéresser au management. Il est crucial de savoir comment se prennent les décisions dans les projets. Certains le font de manière totalement opaque.
La société Ungox est enregistrée aux États-Unis dans le Delaware, pour quelle raison ?
C’était la première version du projet, mais le siège déménagera bientôt en France.
Vous savez très bien comment votre projet sera accueilli par certains : est-ce que je peux faire confiance à quelqu’un qui a été à la tête d’une des plus grosses faillites de la crypto…
Je comprends ce point, mais je ne crois pas que beaucoup d’autres personnes dans le monde bénéficient d’une aussi grande expérience en matière de faillite d’exchange. Et à la différence de sociétés comme FTX, l’objectif n’a jamais été de créer une fraude à grande échelle.
La réputation est pourtant quelque chose de clé pour lancer un projet de ce type. Comment comptez-vous faire pour convaincre ?
Je m’y emploie depuis le premier jour de la faillite de MtGox. Je me suis énormément investi pour que les créanciers comprennent le fonctionnement du processus de recouvrement. Je les aidais un par un à s'inscrire auprès du liquidateur japonais. J’ai aussi participé en partie à l’opération qui a abouti à l’arrestation d’Alexander Vinnik. Enfin, je me suis assuré que la liquidation des actifs restants de MtGox favorise le plus possible les victimes. Il faut avoir conscience que le bitcoin était tellement monté en 2018 que j’aurais pu personnellement toucher un milliard de dollars, contre environ 500 millions pour les créanciers. C’était impensable pour moi. J’ai donc tout fait pour ne rien recevoir.
L’argent ne vous intéresse pas ?
J'ai naturellement besoin d'argent pour vivre, mais MtGox est un échec à mes yeux. Je ne pourrais pas accepter de l'argent de MtGox et me regarder dans un miroir. Au final, 42.000 personnes vont toucher au moins cinq fois leur mise initiale en fiat (euros, dollars, etc.). Ce n’est pas très courant dans les liquidations (rires) .
De quoi avez-vous vécu entre 2014 et aujourd’hui ?
J’ai continué à travailler ! Je suis technicien et développeur, c'est un métier encore très porteur aujourd'hui.
Vous avez subi une énorme pression médiatique entre 2014 et 2019, qu’est-ce qui vous donne envie de replonger ?
Je pense que je peux donner plus à la communauté. D’où l’idée de contribuer à créer un écosystème plus sain et transparent. Après, je suis tout simplement un passionné de technologie, j’ai constamment envie d’inventer de nouvelles choses.
Quel regard portez-vous sur l’affaire FTX ?
Au premier abord, j'ai ressenti de l’empathie à l’égard de Sam Bankman-Fried. J’avais l’impression qu’il vivait la même chose que moi. Puis le voile s’est levé sur la gestion de son entreprise, les détournements de fonds, le rôle d’Alameda, etc. J'ai alors compris que nous étions face à une énorme fraude.
N’aviez-vous rien vu arriver ?
Certains éléments m'avaient mis la puce à l'oreille, j'avais classé FTX dans la catégorie “suspect”, mais je n’avais pas imaginé l’ampleur des dégâts. Ce qui avait attiré mon attention c’était le grand nombre de sociétés rattachées à FTX. Certaines gommaient volontairement leur lien avec la plateforme et leur activité était très nébuleuse. Si Ungox avait existé à cette époque, la note aurait sans doute été très mauvaise.
Sam Bankman-Fried pourrait être condamné à une centaine d’années de prison, est-ce que c’est juste selon vous ?
À mon avis, il échappera à la peine maximale. Il devrait finalement se voir infliger une peine de cinq à dix ans, qu’il pourrait voir réduite pour bonne conduite.
Aura-t-il droit un jour à la rédemption ou doit-il quitter l’écosystème à tout jamais ?
Je vois que beaucoup d’escrocs ont encore beaucoup d’influence auprès de grandes communautés dans la crypto, mais pour moi, il n’a plus sa place dans l’écosystème. Cela se voit dans son comportement sur Twitter, où l'aventure FTX semblait être un jeu, même dans les derniers jours. Or, des gens ont perdu beaucoup d’argent dans cette fraude. Je pense qu’il a perdu le sens des réalités à un moment.
Avez-vous ressenti cela lors des années fastes de MtGox ? À un moment vous étiez surnommé le “Baron du Bitcoin”, ça devait être grisant…
On l’a un peu oublié, mais MtGox n’a jamais été un long fleuve tranquille. En 2013, nous avons subi une saisie de 5 millions de dollars de la part du gouvernement américaine dans le cadre de l’affaire Silk Road. C’était lié à deux agents du renseignement qui tentaient de blanchir des fonds. Il faudrait vraiment que j'écrive un livre, car toute l'histoire est rocambolesque.
Binance est une plateforme d’échange dont la structure mondiale est floue, quel regard portez-vous sur elle ?
Beaucoup de révélations devraient surgir maintenant qu'un accord a été conclu avec le gouvernement américain. Ils vont être obligés de suivre un certain nombre de règles. Une grande partie de son organisation va être éclaircie et c’est une très bonne nouvelle pour l’entreprise et ses clients.
Binance aurait-elle une bonne note sur Ungox ?
Depuis ses débuts, Binance aurait probablement reçu une note entre “D” et “E” sur sa transparence. Cela veut dire qu’il y a un risque, mais ce n’est pas non plus la plus mauvaise note. On ne peut pas parler de fraude comme FTX.
Que pensez-vous de son fondateur Changpeng Zhao ?
C’est un personnage ! Mais contrairement à beaucoup de patrons d’exchanges, il s’est mis en avant publiquement et a accepté d’aller aux États-Unis pour régler tous les problèmes. Et même s’il écope de quelques mois de prison, ce n’est pas cher payé comparé à tout l’argent qu’il a amassé pendant plusieurs années. Il avait tout intérêt à s’arranger avec les États-Unis.
Quelles sont les grandes zones de la crypto aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nécessite de la transparence ?
On peut parler de Tether , bien sûr, mais si l’on se concentre sur les 100 plus gros exchanges de la planète, on ignore quasiment tout sur les dirigeants. La plupart sont en Chine ou en Russie et attirent des volumes non négligeables. Cela veut dire qu’il y a une demande pour ces plateformes qui ne réclament même pas de pièce d’identité pour les utiliser. Je pense qu’il y a pas mal de travail de ce côté-là.
Vous annoncez donc que vous allez enquêter sur Tether ?
Oui, je vais évidemment enquêter sur Tether. Je connais beaucoup de choses dans ce dossier car j’étais là au tout début, je sais comment cela s’est déroulé lors de la création. On ne m’a pas proposé d’y participer, mais Brock Pierce, l’un des instigateurs de Tether, m’avait proposé de récupérer tous les bitcoins de MtGox pour les tokeniser. Bien sûr, j’ai immédiatement refusé car cela aurait menacé les clients de MtGox.
Quelle est la personnalité qui vous semble la plus pertinente dans l'écosystème crypto ?
C'est peut-être un peu évident, mais j'ai envie de citer Satoshi Nakamoto. C'est la seule personnalité de l'écosystème qui a un parcours sans faute. Tout le monde a fait des erreurs, mais lui a su se retirer à temps. Cela a dû demander beaucoup de courage. Bitcoin était devenu trop important et c'était la seule chose à faire pour assurer la pérennité du projet. Du côté des ingénieurs, j'ai également un grand respect pour Vitalik Buterin, car Ethereum représente un défi technique considérable. On peut aussi parler de Brian Armstrong, qui a créé quelque chose d'énorme avec Coinbase.