Les sujets d'accord entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont suffisamment rares pour être relevés.
En 2022, Jean-Luc Mélenchon (Nupes) expliquait que "l'effondrement des cryptomonnaies mine tout l'édifice de l'économie de casino" . La même année, Marine Le Pen (RN) répondait que le secteur était “propice aux tromperies, aux erreurs et aux coups de Bourse ”, après avoir quelques années plus tôt envisagé d’”empêcher l’usage de crypto-monnaies, telles que le Bitcoin en France ."
Alors, Bitcoin est-il politique et trouve-t-il ses sources chez l’extrême-droite ? Voilà encore un débat d’une grande qualité, qui trouve ses sources, lui, dans une motivation bien simple : rendre les cryptomonnaies infréquentables pour atteindre des objectifs politiques.
Qu’une technologie puisse avoir des origines et des impacts politiques est une évidence. Laisser croire, pour autant, qu’une création technique a en elle-même une intention politique, qu’elle servirait un seul objectif, qu’elle ne pourrait diffuser que des idées prédéfinies est à la fois une personnification et une essentialisation de la technologie. C’est au mieux une omission bien pratique, au pire une fraude intellectuelle.
Il devrait ainsi être assez intuitif qu’un outil qui remet en cause le système bancaire, dont le protocole est ouvert et transparent, qui rend possible une résistance face à des autoritarismes de tous bords, non seulement ne soit pas voué à véhiculer des idées conservatrices ou d’ultra-droite, mais puisse servir des combats progressistes de gauche.
Bitcoin ne se préoccupe ni de l’identité ni du bord politique des personnes qui l’utilisent, mais cette indifférence, pour certains, fait déjà de Bitcoin un outil politiquement bien défini. Une partie de la gauche française, animée par la certitude de ses convictions et l’universalisme de ses combats, reste sceptique face à ce caractère incensurable. En fournissant un réseau accessible à l’ultradroite comme à l’ultragauche, en permettant à la Russie comme à l’Ukraine d’y faire des transactions, bref, en ne choisissant pas de camp… Bitcoin choisirait quelque part déjà un camp.
Mais lequel ? La réponse ne peut être que : le camp de ceux qui en ont besoin, de ceux qui sont hors des normes, hors du système, car Bitcoin est avant tout un instrument de contre-pouvoir.
Une première gestion des communs à l’échelle mondiale Or une grande partie de la gauche appelle justement au développement des contre-pouvoirs. Ce n’est pas la droite qui s’insurge le plus de la centralisation actuelle du pouvoir aux mains de l’exécutif. Ces contre-pouvoirs peuvent naturellement faire partie de nos institutions (le pouvoir parlementaire est un contre-pouvoir de l’exécutif), mais aussi exister hors de l’Etat, via des associations, des organisations, bref des communs.
Et c’est bien ce qu’est Bitcoin : une première gestion des communs à l’échelle mondiale. Bitcoin est une garantie mondiale que les Etats ne peuvent pas avoir la mainmise totale sur les flux économiques. Si cela cause certainement de nouvelles frictions, cela n’en reste pas moins un rempart efficace face à des tentatives totalitaires.
Maintenir ce rempart nécessite d’accepter que les gens honnêtes puissent l’utiliser autant que ceux qui ne le sont pas. Pour les mêmes raisons qu’il faut s’inquiéter des attaques de nos pouvoirs publics sur des messageries chiffrées, le rejet épidermique et les amalgames concernant Bitcoin doivent alerter.
Tenter d’interdire ou d’étouffer, pour des raisons sécuritaires, un réseau monétaire en contre-pouvoir de l’État est un acte bien plus politique que l’outil lui-même. Quand on regarde dans le monde les pays qui interdisent ou répriment Bitcoin, il y a les talibans, la Chine, le Venezuela et la liste pourrait s’allonger.
L’indignation sélective d’une partie de la gauche -et de la droite, d’ailleurs- face à Bitcoin a en réalité une cause bien identifiée : le spectre de la spéculation qui suffit à disqualifier un nouvel actif. Nous pouvons cependant très bien ne pas aimer la spéculation, mais penser, comme beaucoup, que Bitcoin est essentiel. Nous pouvons très bien mener des politiques publiques, fiscales ou réglementaires, qui visent à limiter les investissements court-termistes. C’est par exemple ce que fait l’Allemagne avec une politique fiscale avantageuse pour la détention à long-terme (pas d’imposition après un an de détention de cryptos).
Il est donc tout à fait possible d’être de gauche, même radicale, et de considérer que Bitcoin est un atout pour l’équilibre de nos sociétés et des rapports de force mondiaux. La remise en question du monopole bancaire est une opportunité unique de transformer notre système financier pour le rendre plus inclusif, de repenser notre réglementation financière pour l’adapter à des réseaux décentralisés, dans lesquels la violence institutionnelle est moindre. Encore faut-il ne pas recréer avec Bitcoin (et autres cryptos) les mêmes acteurs et le même système que ceux du monde financier traditionnel, et cela nécessite de ne pas faire l’autruche.
Il est trop facile de se dédouaner des régulations mises en place en accusant l’outil lui-même d’être politiquement orienté. Ce qui est bien plus politique, c’est la réglementation qui, sous couvert de lutte contre le blanchiment, favorise les intermédiaires financiers de grande taille au détriment de l’auto-conservation et d'un internet décentralisé. Et ce n’est pas une politique de gauche.
Si tant est que l’on considère que Bitcoin n’est pas la bonne solution, il a au moins le mérite de poser les bonnes questions : la déconnexion des Banques Centrales du peuple, l’absence de visibilité de nos politiques monétaires, la dépendance économique de certains pays asservis par les monnaies des plus puissants, les risques de surveillance de masse sur Internet, l’hégémonie des banques commerciales et leur puissance de lobbying… Autant d’enjeux politiques que la gauche pourrait affronter en observant Bitcoin avec curiosité.