Je mentirais si je disais que j'avais pris le phénomène des memecoins au sérieux dès le début. Comme beaucoup, je l'ai d'abord observé avec un certain dédain, comme si cette tendance n'était pas assez noble pour apparaître aux côtés de Bitcoin et d'Ethereum, dont la mission sert de grands desseins monétaires et technologiques.
Il faut dire que ces cryptos ont quelque chose d’absurde. Comment le Dogecoin, qui s’appuie sur l’image d’un chien populaire sur Internet, peut-il valoir plus de 20 milliards de dollars ?
Et que penser du Dog Wif Hat (littéralement un “chien avec un chapeau” en argot numérique) qui pèse plus de 3 milliards de dollars et se place devant de grands projets d’infrastructure comme Arbitrum ou Maker en termes de capitalisation ?
Tout cela n’a pas beaucoup de sens, mais je pense que cette posture passe à côté de l'essentiel, à savoir que les memecoins sont une représentation de la contre-culture d’Internet et qu’ils font partie intégrante de ce qui fait aussi le sel du Web3.
Car si cet écosystème œuvre à l’établissement d’un système financier alternatif, ses premiers utilisateurs sont aussi des “nerds” qui répondent à des codes et à une culture bien établis.
“Le Web3 est marqué par l’affirmation d’une culture forte qui puise son origine dans l’histoire d’Internet, dont les mèmes et désormais les memecoins sont l’héritage”, explique Rusk0f , un internaute qui arpente depuis plusieurs années les “tranchées” (sic) de cet univers à la recherche des prochaines pépites à fort multiplicateur.
Mais avant d’aller plus loin, faisons un peu d’histoire pour introduire le sujet.
Le premier mème est souvent considéré comme étant un dessin humoristique appelé “Kilroy was here” datant de la Seconde Guerre mondiale. Ce graffiti, représentant un personnage avec un gros nez regardant par-dessus un mur avec l’inscription “Kilroy was here”, était omniprésent et pouvait être trouvé dans divers endroits où les soldats américains se rendaient, laissant leur marque humoristique.
C’est donc un style d’humour qui ne date pas d’hier !
Le concept du “mème” a été défini par l'académicien britannique Richard Dawkins dans son ouvrage “The Selfish Gene” (1976) dans lequel il a utilisé le terme pour la première fois. Selon lui, un mème décrit une idée, un comportement ou un style qui se propage de personne en personne au sein d’une culture. Par cette définition, des éléments culturels anciens comme les proverbes, les chansons folkloriques ou les motifs artistiques répétitifs pourraient être considérés comme des mèmes.
C’est avec Internet que ce phénomène a connu une brutale accélération avec la propagation rapide des informations. Il a vraiment pris son essor avec des images humoristiques partagées en ligne au début des années 2000, comme les célèbres “Dancing Baby” ou “All Your Base Are Belong to Us”, puis avec le “Doge” autour de 2010, le fameux chien qui prête son image à la cryptomonnaie Dogecoin, créée en 2013.
Mais pourquoi fallait-il financiariser cet humour si particulier en créant des cryptomonnaies dont la valeur fondamentale est proche de zéro ? Comment expliquer un tel engouement ces dernières années ?
Un courant contestataire au sein de la crypto “Bien que le Dogecoin existe depuis plus de 10 ans, le phénomène des memecoins a réellement pris son envol autour de 2021”, se souvient Rusk0f. “Le fonctionnement est assez similaire à celui des NFT, cela rapproche des membres au sein d’une communauté et permet de se reconnaître sur les réseaux sociaux”, explique-t-il.
Mais à la différence de beaucoup de collections NFT, dont les prix ont explosé (plus de 400.000 euros pour des CryptoPunks ou des Bored Ape lors de leur pic), les memecoins ne véhiculent aucune image élitiste.
“Je pense que beaucoup d’internautes ont nourri un ressentiment en voyant une partie de la communauté s’organiser en cercles de privilégiés autour de certaines collections hors de prix”, souligne Rusk0f. “L’idéologie crypto est aux antipodes de ce type de démarche”, souligne-t-il.
Il faut dire que les memecoins sont des actifs beaucoup plus accessibles. Pour faire partie de ces communautés, il suffit d'acquérir quelques tokens (pas plus de quelques dollars au maximum) et de rejoindre des chaînes Telegram où tout le monde fait des blagues et partage des mèmes en rapport avec l’univers du memecoin en question. C’est très inclusif, à la différence des grandes collections NFT qui jouent sur leurs expériences destinées aux happy fews.
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“Les memecoins peuvent être interprétés comme un mouvement de contestation contre l’oligarchie de la crypto, ici tout le monde est le bienvenu, peu importe la taille de son wallet”, ajoute Rusk0f. “Les seuls critères requis sont de correspondre au type d’humour véhiculé par ces communautés et de participer à l’augmentation de leur popularité sur les réseaux sociaux”, insiste-t-il.
Ce mouvement trouve également du sens avec la multiplication de projets crypto se prenant très (trop ?) au sérieux, largement financés par des fonds de capital-risque pour qui l’objectif se résume parfois à acquérir des tokens à bas coût lors de ventes privées afin de les revendre au prix fort au grand public. Finalement, les memecoins renoueraient avec l’esprit originel des cryptos.
“Les tokenomics des memecoins sont idéales, car elles ne sont pas pourries par des levées de fonds où certaines équipes s’arrogent des quantités substantielles de tokens avec leurs influenceurs”, pointe Rusk0f. “Au moins avec les memecoins c’est simple : ceux qui veulent avoir des tokens au moment de la création du projet doivent simplement envoyer des cryptos dans un smart contract et leurs créateurs doivent faire la même chose s’ils veulent leur part du gâteau, absolument personne n’est privilégié”, assure-t-il.
Et si au passage cela permet de gagner un peu d'argent en spéculant sur le succès de l'un d'eux, ce n'est pas plus mal...
Un environnement très risqué pour ceux qui recherchent les futures pépites Dès lors, le défi pour les dénicheurs de memecoins est de trouver les futurs projets qui connaîtront leur moment de gloire, tout en évitant soigneusement de faire partie de ceux qui achèteront trop tard (ou tomberont sur une arnaque qui siphonnera leur wallet).
Car c’est une évidence : si certains memecoins peuvent voir le prix multiplié par 100 ou plus en quelques semaines, ce type de performance potentielle implique une dose maximale de risques que tout le monde n’est pas prêt à supporter.
Des projets comme Pepe (PEPE), Book of Meme (BOM) ou Dog Wif Hat (WIF) ont connu un succès fou avec des capitalisations atteignant plusieurs milliards de dollars et le maintien d'une certaine popularité dans le temps, mais l’immense majorité ont une durée de vie très faible et s’écrasent peu après leur lancement.
“Actuellement, il y a plus de 20.000 nouveaux tokens qui se lancent chaque jour sur l’écosystème Solana via PumpFun (une plateforme qui permet de créer et lancer des jetons en un clic, ndlr)”, explique Rusk0f. “La plupart du temps ces initiatives ne prennent pas durablement, mais sur une journée certaines peuvent atteindre quelques centaines de milliers de dollars et cela peut représenter une opportunité pour les amateurs de risque”, insiste-t-il.
Mais lorsque la machine s’emballe et que l’un d’eux creuse son sillon sur les réseaux sociaux, c’est le jackpot. Pepe (PEPE) est l’un des exemples les plus significatifs, avec l’exploitation de l’image de “Pepe The Frog”, très populaire dans les communautés crypto. Sur les 12 derniers mois, son cours a progressé de 1245% (capitalisation supérieure à 5 milliards de dollars).
“Pepe est une vraie réussite qui va au-delà de la blague, c’est désormais l’équivalent d’un personnage de dessin animé”, note Rusk0f. “La recette pour faire un bon memecoin n’est pas évidente, car elle repose sur la façon dont une communauté va s’en auto-saisir, mais la condition sine qua non est certainement de faire rire autour d’éléments fédérateurs”, souligne-t-il.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que la “PolitiFi”, un style qui désigne des memecoins détournant l’image de personnalités politiques, est une niche en pleine expansion.
Les memecoins, nouvelle expression de la satire politique “Ces memecoins ont tout pour fonctionner au niveau communautaire : ils surfent sur une actualité forte, notamment avec l’élection présidentielle américaine de novembre, en utilisant l’image de Donald Trump et Joe Biden qui ont beaucoup de potentiel pour être moqués”, anticipe Rusk0f.
On peut notamment évoquer le “Doland Tremp” et le “Jeo Boden” (dont l’univers graphique rappelle les dessins d’enfants) avec des capitalisations dépassant les 100 millions de dollars. Même la France a son propre dérivé avec “Moonuel Macaron”, qui s’inspire du président de la République Emmanuel Macron. “Depuis les bouffons du roi jusqu'aux Guignols de l'Info, les politiciens sont une cible de choix pour rire”, abonde son initiateur anonyme.
Faut-il y voir un quelconque soutien vis-à-vis des candidats ? À quelques exceptions près (comme le MAGA, pour “Make America Great Again”, qui propose de faire des donations à des causes soutenues par Donald Trump) ce n'est pas le but recherché, même si la popularité d’un memecoin politique peut contribuer à rendre un candidat plus sympathique. “Pour moi, un memecoin cesse de l’être s’il commence à se prendre au sérieux”, rappelle Rusk0f.
Les célébrités veulent leur part du gâteau Naturellement, l’ampleur du phénomène attire de nombreuses célébrités qui sont désormais tentées d’utiliser leur image pour récupérer des millions de dollars à peu de frais. C’est notamment le cas de l’ancienne championne olympique Caitlyn Jenner ou de la chanteuse Iggy Azalea. Le cours du memecoin de cette dernière (le “MOTHER”) a gagné 2000% en une semaine pour une capitalisation de 160 millions de dollars (et peu importe si 20% des tokens sont allés à des initiés, souligne un rapport de la start-up française Bubblemaps ).
Ces initiatives rappellent combien ces investissements sont risqués, à tel point que certaines figures de l’écosystème semblent vouloir siffler la fin de la récréation, comme c’est le cas de Vitalik Buterin, co-créateur d’Ethereum.
“Je suis assez mécontent de ce qu’on appelle les memecoins de célébrités jusqu’à présent”, a-t-il publié dans un post Twitter le 5 juin . “Je peux accepter la financiarisation si c’est un moyen de parvenir à une fin et si celle-ci est digne (santé, développement de l’open source, art, etc.), mais cela me dégoûte si c’est la finalité”, explique-t-il.
Il énumère alors les caractéristiques qu’un memecoin de célébrité doit avoir pour être “respecté” à ses yeux : “Avoir un objectif d’intérêt public autre que l'enrichissement de la célébrité et des premiers utilisateurs (...), avoir des mécanismes amusants allant au-delà du trading (...), bâtir quelque chose qui durera plus de 10 ans plutôt que de bouillonner pendant quelques mois avant d’être oublié”.
Fin mars, il a également publié un billet sur son blog personnel pour critiquer le phénomène en général : “Si les gens aiment s’amuser et que les jeux financiarisés semblent permettre à certains d’y arriver, alors ne pourrait-il y avoir une version plus positive de ce concept dans son ensemble ?”
Cette prise de position a le mérite de remettre l’église au centre du village, mais Vitalik Buterin oublie certainement une dimension importante dans son analyse : le goût de l’humour potache et de l’autodérision de notre écosystème.
Si les memecoins ne doivent pas être considérés comme de véritables investissements, ils sont l’expression d’une contre-culture souvent hilarante, qui va parfois un peu trop loin, mais n’est-ce pas ce qui caractérise Internet et ses communautés ?
“On l’oublie parfois, mais Bitcoin a commencé comme une sorte de memecoin”, sourit Rusk0f. “Beaucoup d’événements de son histoire ont fait l’objet de mèmes et ce type d’humour est indissociable de sa communauté. Même si son projet est sérieux, je pense qu’une partie de ce qui lie ses partisans trouve son origine dans cet humour si particulier”, conclut-il.