The Big Whale : Vous êtes arrivé à Bercy il y a 100 jours. Quelles sont vos premières impressions ? Comment se porte la “start-up nation” ?
Jean-Noël Barrot : Ce que je vois, c’est qu’en quelques années, sous l’impulsion du président de la République et de mes prédécesseurs, la France est devenue une grande nation du numérique et des start-up. L’un des meilleurs symboles est que nous avons réussi à faire émerger de nombreuses licornes (sociétés qui valent plus d’un milliard d’euros, ndlr).
En 2017, il n’y en avait que 3 et aujourd’hui il y en a 27. Et d’autres vont arriver. Au-delà du nombre de licornes, les start-up françaises n’ont jamais autant levé. En octobre, les levées de fonds ont déjà dépassé le niveau de 2021, qui était pourtant déjà un record ! Tout ça n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une politique très ambitieuse d’un point de vue industriel et financier.
Et cette politique ne touche pas que Paris, c’est tout le pays qui en profite. Ledger en est un très bon exemple : ils ont réussi quelque chose d’assez extraordinaire avec leur usine à Vierzon qui contribue au dynamisme d’une région qui en avait bien besoin. On voit, chaque jour, que la Tech peut revitaliser les territoires et bien d’autres start-up industrielles arrivent. Il faut donc poursuivre ce chemin tracé et prendre les bons virages.
La French Tech va bien. Mais le contexte économique, avec les craintes de récession, n’est-il pas une menace ?
Beaucoup de start-up restent fragiles. Nous sommes vigilants. Cet été, nous avons interrogé toutes les entreprises du Next40 et FT120 pour connaître leur situation financière et les retours sont plutôt rassurants. Beaucoup d’entre elles ont levé des fonds avant que le contexte macro-économique ne montre des signes de ralentissement, mais nous allons suivre la situation avec attention.
Contrairement à vos prédécesseurs, vous êtes ministre délégué, et pas secrétaire d’État ? Est-ce une forme de promotion pour le numérique ?
Cela montre bien l’engagement du gouvernement sur ce sujet. Pour tenir son rang de puissance technologique innovante, la France doit rester forte sur 3 points : d’abord l’innovation. Il faut accompagner le développement des start-up, des acteurs de la Tech dans tous les domaines (5G, quantique, deeptech, intelligence artificielle et bien sûr crypto et Web3). Mais aussi, encourager plus largement, l’innovation dans le domaine de la santé ou de la décarbonation où le numérique peut-être un vrai levier de transformation. Et pour continuer d’innover, il faut développer les talents. Nous souhaitons former 400.000 professionnels du numérique sur le quinquennat, c’est un levier essentiel.
La deuxième chose, c’est évidemment la régulation et la protection. Il y a une très forte demande de la part de nos concitoyens. Nous avons déjà avancé avec DMA (Digital Markets Act) et DSA (Digital Services Act) qui vont imposer des règles saines et équitables dans l’espace numérique. D’autres textes importants sont encore en négociation au niveau européen. Et enfin, il faut rendre le numérique accessible à tous et en particulier aux Français qui en sont le plus éloignés, tout en veillant à maîtriser l’impact environnemental du numérique.
Depuis votre arrivée à Bercy, vous vous êtes déjà plusieurs fois exprimé au sujet des cryptos et du Web3. Pourquoi ?
C’est un enjeu majeur parce que le web va se métamorphoser une troisième fois et que l’Europe a l’occasion de devenir leader, chose qu’elle n’a pas réussi à faire avec le Web2 (sur la partie mobile et social). C’est un enjeu à la fois pour capter la valeur qui sera créée demain par le Web3 et ses applications, et aussi pour les acteurs traditionnels, notamment dans des secteurs comme la culture, le jeu vidéo et le luxe sur lesquels nous avons un leadership mondial. C’est aussi un enjeu de souveraineté parce que le Web3 apporte de nouvelles briques technologiques décisives pour la construction du numérique de demain.
Vous êtes au contact d’acteurs comme Binance, Cryptocom ou plus récemment le patron d’Elrond. Est-ce un signal ?
Notre ambition est claire : nous voulons maîtriser les briques technologiques du Web3 pour ne pas être dépendants de puissances étrangères parce que la domination technologique précède la domination économique et culturelle.
Nous avons la conviction que, dans cette révolution, nous avons une longueur d’avance pour faire de la France un hub mondial. Il y a des usages pour les crypto-actifs sur lesquels nous voulons être très présents notamment la DeFi (finance décentralisée) et les NFT (jetons non-fongibles). Nous avons déjà montré, depuis 5 ans, que nous pouvions être précurseurs avec le PSAN qui permet à la fois de donner un cadre souple aux plateformes tout en protégeant les consommateurs. Ce cadre a inspiré la régulation européenne qui va entrer en vigueur en 2024. Et nous avons effectivement la satisfaction de voir des géants mondiaux s’installer en France.
Pour l’instant ce ne sont que des enregistrements et pas des agréments…
Chaque chose en son temps. Les entreprises vont passer de l’enregistrement à l’agrément dans les mois qui viennent si elles le souhaitent. Le fait qu’il y ait déjà 50 enregistrements est un signal fort. Désormais, c’est bien l’agrément PSAN qu’il faut préparer dans la perspective de l’entrée en vigueur de MiCA.
Quel bilan peut-on faire du PSAN ? Des personnalités comme la députée européenne Aurore Lalucq ou le président de l’Institut Rousseau Nicolas Dufrêne lui reprochent d’être un simple enregistrement qui n’encadre pas grand chose…
Ne confondons pas enregistrement et agrément. Ce que je peux vous dire, c’est que lorsque nous avons négocié ce statut au Parlement, il y a eu beaucoup de discussions avec les acteurs du secteur, les régulateurs et superviseurs.
Ceci étant dit, lorsque l’on parle de sujets comme les cryptos, qui sont totalement nouveaux, il faut veiller à ne pas empêcher l’innovation. Il faut évidemment protéger et encadrer, mais aussi permettre d’innover. C’est la raison pour laquelle MiCA va se déployer de façon progressive et adaptable.
Pensez-vous que la fiscalité des cryptos doit être améliorée ? Cela reste compliqué de déclarer ses revenus…
Oui, et comme l’a annoncé Bruno Le Maire, nous conduirons, au cours de l’année 2023, une réflexion générale afin de définir si de nouvelles adaptations à la législation fiscale sont nécessaires.
La réglementation MiCA vient d’être adoptée au Parlement européen. Beaucoup d’acteurs s’inquiètent des conséquences de cette régulation qui pourrait favoriser les plus gros acteurs, et donc les Américains. Comprenez-vous ces craintes ?
C’est une difficulté intrinsèque à la régulation. On l’a vu avec le RGPD qui a pu parfois décourager certains acteurs émergents. Le pari que nous faisons, c’est que la régulation permette de créer un marché global à l’échelle de l’Union européenne. Le but est que toutes les entreprises, celles qui existent et celles qui se lancent, puissent se développer dans un cadre clair. Il est en de même avec le DMA, qui réintègre des règles de concurrence dans l’espace numérique pour permettre à des acteurs européens de se développer dans le cloud par exemple.
Dans le domaine des crypto-actifs, c’est la même chose. Si nous voulons un espace économique unifié, il nous faut un cadre juridique harmonisé. C’est une opportunité énorme pour les acteurs européens.
Mais vous savez bien que ce sont les plus gros acteurs qui évoluent le mieux dans les grands marchés…
Nous voulons que les marchés restent "contestables", comme on le dit en économie. Notre objectif n’est ni de favoriser les géants de la Tech comme Google et Meta, ni de les démanteler. Nous voulons que sur tous les marchés numériques, il y ait une concurrence saine et équitable.
Nous avons pour ambition de réguler les espaces numériques, mais de manière intelligente. Il y a quand même quelque chose de très paradoxal dans le fait de dire que l’Europe n’est pas un marché unique, qu’il y a des obstacles et quand on fait en sorte de créer ce marché, on dit qu’il va servir les intérêts américains ou chinois…
La France dispose de quelques champions mondiaux dans le Web3. Ledger est leader mondial dans la conservation d’actifs numériques, Sorare dans les jeux NFT et Kaiko dans l’analyse de données cryptos. Comment expliquez-vous une telle réussite ? Et comment accélérer le mouvement ?
Oui, nous avons déjà des leaders mondiaux dans ces domaines-là. Donc comment expliquer cela ? Il y a plusieurs choses. D’abord le génie entrepreneurial français. Et il y a aussi en France, et plus largement en Europe, un savoir-faire qui nous permet d’être à la pointe de l’innovation. La France a une vraie expertise dans la cryptographie, la carte à puce… Ce n’est pas étonnant que Ledger et Sorare soient français. La France est une terre d’entrepreneurs et le restera.
Justement vous parlez de Sorare. Vous savez que la société est dans le viseur des autorités notamment sur la nature de leur activité qui pourrait être considéré comme des jeux d’argent. Quelle est votre position ?
Les NFT, comme les cryptos ont pu l’être il y a quelques années, sont un objet nouveau qui soulève des questions légitimes. Mais il ne faut pas se placer dans le camp de la peur, mais dans celui de l’ambition.
Les NFT portent une vraie révolution et vont impacter de nombreux secteurs, comme le jeu vidéo par exemple, en France et dans le monde. S’agissant de certains usages comme celui de Sorare, il faut savoir faire preuve d’agilité. C’est fondamental si on ne veut pas brider l’innovation. Il faut donc trouver les voies pour que l’innovation se développe tout en protégeant les utilisateurs contre certains risques, notamment l’addiction et le blanchiment.
Nous avons réussi à le faire sur les cryptos et c’est ce que nous allons faire, d’ici la fin de l’année, sur les NFT. C’est la raison pour laquelle, avec Bruno Le Maire et Gabriel Attal, nous venons de saisir l’Inspection générale des finances d’une mission globale sur les NFT. Elle dressera notamment un panorama des usages et pourrait proposer des pistes d’évolution de la réglementation afin de permettre le développement des acteurs du secteur.
Vous allez clarifier le statut des NFT ?
Oui, nous allons travailler pour que les acteurs du secteur puissent se développer.
Vous avez vu qu’EDF, à travers sa filiale Exaion, est un validateur du protocole Ethereum. Qu’en pensez-vous ? Est-ce une bonne chose ?
Je crois que de manière plus générale, il est important que la France et l’Europe soient présents sur les infrastructures comme Ethereum. Nous devons être contributeurs de manière à ne pas laisser les nœuds et les blockchain se développer loin de notre zone d’influence. Les blockchains sont les infrastructures de l’Internet de demain. Il est de notre devoir d’être présents. Donc l’investissement d’EDF me paraît bienvenu.
Et sur Bitcoin ? EDF et l’État français devraient-ils se positionner ?
Il ne m’appartient pas de trancher cette question. Un certain nombre de protocoles restent très consommateurs d’énergie. Ethereum a fait un pas considérable avec The Merge en réduisant sa consommation de plus de 99% . Je crois qu’il n’y aura de soutenabilité pour les cryptos et le Web3 que si les enjeux environnementaux sont également pris en compte.
En dépit de la loi Pacte et du discours du gouvernement, beaucoup d’entreprises crypto ont encore du mal à trouver des banques. Comment faire pour améliorer les choses ?
Il y a un travail de conviction à faire à mesure que l’écosystème mûri. J’ai constaté avec satisfaction que des banques s’y mettent. C’est le cas de Société générale avec sa filiale dédiée aux cryptos, Forge, et j’espère que d’autres vont suivre le mouvement et accompagner l’écosystème crypto.