The Big Whale : Vous êtes le patron d’une grande plateforme d’échange, mais on vous connaît peu. Qui êtes-vous ?
J’ai un profil assez atypique. J’ai commencé comme expert-comptable dans les années 2000 avant de rejoindre PayPal où je suis devenu responsable de la conformité. J’ai ensuite rejoint eBay Europe pour superviser toute la partie paiement.
Peu de gens le savent, mais j’ai travaillé une première fois chez Bitstamp en 2014. À l’époque c’était encore une petite start-up dans un garage. Nous étions une dizaine d’employés. Je m’occupais de la conformité.
J’ai quitté l’entreprise en 2016 après l’obtention de notre première licence au Luxembourg. Je suis revenu en 2021, et depuis un an, j'en suis le CEO.
Bitstamp a commencé en Europe, mais vous n’avez cessé d’élargir votre champ d’action. Jusqu’à quel point ?
Nous sommes basés au Luxembourg pour nos activités historiques en Europe, mais nous sommes également présents aux États-Unis et à Singapour.
Notre principal avantage sur la concurrence, c’est le nombre de licences et d’enregistrements réglementaires dont nous disposons. Nous en avons 51, autrement dit nous sommes la plateforme la plus régulée au monde.
Combien d’utilisateurs avez-vous ?
Environ quatre millions de clients particuliers. L’Europe représente 70% de notre activité, les États-Unis 15%, et le reste du monde, un autre 15%.
Et au niveau des employés ?
Bitstamp dispose d’un peu plus de 400 salariés. Mais, comme le siège est à Luxembourg, c’est en Europe que se concentre le gros des équipes avec 360 personnes, entre Luxembourg, Londres (lire notre reportage sur place) , Amsterdam et la Slovénie, qui est aussi le berceau de Bitstamp et le pays d'origine de ses deux fondateurs.
Après plus de dix ans d’existence, Bitstamp reste inconnue de beaucoup de monde. Comment l’expliquer ? N’avez-vous pas raté quelque chose d’un point de vue marketing ?
C’est une très bonne question. Sur les premières années, Bitstamp représentait 25% du marché, mais nous avons perdu un peu de terrain depuis. Pourquoi ? Parce que nous avons fait le choix de la conformité plutôt que de la croissance et du marketing effrénés.
L’une de nos priorités a été de mettre en place les meilleurs systèmes de “KYC” (Know your customer). C’est moins rentable, mais c’est indispensable.
D’autres concurrents, comme OKX, Huobi ou Binance, n’ont pas fait ce choix, ce qui leur a permis de croître beaucoup plus rapidement. Mais on sait quels sont les risques d’une telle politique…
Comment analysez-vous la croissance de Binance ?
Ils ont été très forts dès leur lancement en 2017-2018, mais nous ne partageons pas les mêmes valeurs. Ils ont évidemment joué un rôle important dans l’adoption des cryptos, mais ils ne sont pas l’acteur idéal pour représenter le secteur surtout vis à vis de la clientèle institutionnelle (entreprises, banques, fonds) que nous visons de plus en plus.
Pour quelles raisons ?
Tout simplement à cause de leur réputation. Entre leur souci au niveau de la lutte contre le blanchiment d’argent et leur difficulté à garder leurs partenaires bancaires, Binance n’a pas une excellente image…
Nous avons beaucoup moins de clients qu’eux (Binance en revendique plus de 100 millions), mais notre situation est stable. Un tiers de nos 400 salariés travaillent sur la conformité. Nous sommes un acteur de confiance, notamment pour les institutionnels.
Vous êtes quand même nettement en retard par rapport à eux. Arriverez-vous à combler cet écart ?
Si on prend du recul, notre politique nous a permis d’éviter tous les pièges. Nous n’avons pas été exposés à FTX, ni à Genesis, ce qui est un point essentiel pour la clientèle institutionnelle qui souhaite travailler avec des acteurs crypto sérieux.
Aujourd’hui, nous travaillons avec beaucoup d’acteurs traditionnels comme la néo-banque britannique Revolut, la Bourse de Stuttgart, LVH en Estonie ou Swissquote en Suisse.
Que faites-vous avec ces entreprises ?
Nous leur permettons d’offrir de la crypto à leurs clients via notre solution en marque blanche “Bitstamp-as-a-Service”. Une vingtaine d’établissements travaillent aujourd’hui avec nous. D’autres annonces arrivent aux États-Unis, en Amérique latine et en Europe.
Pourriez-vous délaisser les particuliers pour vous concentrer sur les institutionnels ?
Il est très important de conserver une clientèle retail . Elle apporte de la liquidité de manière continue. Le but est de rester sur du 50/50.
Quelle est votre situation financière ?
Tout va bien. À la différence de Coinbase ou Kraken, nous n’avons pas été dans l’obligation de licencier une partie de nos effectifs. Quand vous avez autant d’expérience que nous, et plusieurs hivers crypto, vous savez qu’il faut rester prudent.
Nous avons enregistré un chiffre d’affaires de 220 millions d’euros en 2021 pour un résultat net de 70 millions d’euros après impôts. Nos comptes 2022 sont en train d’être audités par EY.
Avec Coinbase, nous sommes d’ailleurs les deux seules plateformes d’échange dans le monde à être auditées par un cabinet du “Big Four”.
Qui est derrière Bitstamp ?
Nous sommes détenus à 90% par NXMH, un fonds de private equity sud-coréen qui a également racheté la plateforme d’échange sud-coréenne Korbit. Les derniers 10% appartiennent au hedge fund américain Pantera.
Où êtes-vous enregistrés en Europe ?
Nous avons l’enregistrement de prestataire de services sur actifs numériques (PSAN) en France depuis février 2023, mais notre première licence européenne remonte à 2016.
C’est une licence d’établissement de paiement que nous avons obtenue au Luxembourg et que nous avons “passporté” dans l’ensemble de l’Union européenne. Nous avons également l’équivalent du PSAN au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne.
Et dans le reste du monde ?
Nous avons 42 licences pour le marché américain et notre siège local est à New York. Nous avons également d’autres projets, notamment dans la zone Asie-Pacifique et en Amérique du nord.
Beaucoup de sociétés cryptos ont commencé par la France pour s’enregistrer en Europe. Pourquoi avoir choisi le Luxembourg ?
Lorsque j’ai rejoint Bitstamp pour la première fois en 2014, nous avons fait le tour de l’Europe pour nous enregistrer en tant que plateforme d’échange crypto. Nous sommes allés en Allemagne, en France, en Angleterre, etc.
Finalement; le seul pays capable de nous offrir quelque chose à ce moment-là a été le Luxembourg. C’est pour cela que nous avons installé notre siège social là-bas.
Vous êtes Français. Comment voyez-vous la place de la France dans l’écosystème crypto européen ?
Pour nous, c’est un marché important. Il y a beaucoup d’innovations et d’entreprises importantes pour le secteur, notamment au cadre réglementaire qui est, quoi qu’on en pense, assez bon. Il y a 3-4 ans, je trouvais que l’Allemagne était plus en avance, mais les autorités françaises ont montré qu’elles pouvaient être à la pointe sur le sujet.
Bitstamp est présent un peu partout dans le monde. Comment voyez-vous le marché européen ?
Chez Bitstamp, nous sommes des partisans de la régulation. À partir du moment où une réglementation est claire, cela crée de la confiance chez les consommateurs et favorise une adoption plus importante.
Les États-Unis ont pris cette voie plus rapidement que les Européens il y a plusieurs années, avec la BitLicence par exemple. En Europe, chaque pays avait sa propre vision sur le sujet, c’était très fragmenté. Pour une plateforme d’échange comme la nôtre, c’était difficile d’avoir une approche globale.
Mais l’Europe va refaire son retard et même passer devant grâce au réglement MiCA qui va tout harmoniser. Certes les petites start-up vont avoir du mal à passer la barrière, mais c’est le prix à payer pour protéger et rassurer les clients.
Vous avez choisi de demander un enregistrement PSAN en France et pas un agrément qui sera pourtant obligatoire lorsque MiCA entrera en vigueur (entre 2024 et 2026, ndlr). Pour quelle raison ?
Nous regardons d’autres licences que l’agrément PSAN qui nous permettront d’être quand même en conformité avec MiCA. Il faut savoir qu’il y a plusieurs voies pour être régulé sous MiCA.
Lesquelles ?
Une licence bancaire ou une licence MiFID (Markets in Financial Instruments Directive), par exemple. Quand MiCA sera en place, les établissements qui détiendront ces licences pourront envoyer une notification à leur régulateur et se conformer à MiCA en quelques jours. Peut-être que l’agrément PSAN est trop limité par rapport à notre ambition à long terme.
Le marché de la tokenisation, qui est souvent associé aux securities (titres financiers, ndlr), est en plein boom. Dans ce contexte, il est sans doute plus pertinent pour nous d’obtenir une licence qui nous permettra d’assurer aussi l’échange de securities .
Quels sont les marchés européens les plus dynamiques ?
Historiquement, l’Angleterre est un marché très important pour nous. Ensuite, c’est la France, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas. Contrairement à ce que beaucoup pensent, l’Espagne est un pays très intéressant ! D’après une étude que nous avons publiée il y a quelques mois, c’est là où il y a le plus de confiance vis-à-vis des cryptos en Europe.
On s’étonne de ne pas retrouver l’Allemagne. Comment l’expliquez-vous ?
Même si l’Allemagne reste dans notre top 10, elle est un peu en retrait par rapport aux autres. Son cadre réglementaire est assez particulier. Si on veut offrir des services crypto, il faut obtenir deux licences qui sont assez compliquées à avoir et nécessitent une longue période d’examen. Nous sommes présents en Allemagne, mais nous ne pouvons pas faire de marketing.
En quoi votre identité européenne peut-elle jouer en votre faveur par rapport à vos concurrents ?
Des structures européennes comme Euronext ou Clearstream sont à la recherche de partenaires crypto pour offrir des actifs tokenisés. Elles souhaitent idéalement s’associer avec des acteurs européens régulés. Je pense que nous sommes très bien placés pour cela.
Comment assurez-vous la conservation des fonds ? Comment rassurez-vous vos clients après l’effondrement de FTX ?
Nous sommes un “exchange pur”, c’est-à-dire que notre métier est de permettre l’échange d’actifs numériques. Pour la conservation, nous travaillons avec des spécialistes comme BitGo et Copper, qui proposent en plus des assurances.
Cela permet de séparer totalement nos fonds propres de ceux de nos clients. Dans un cas extrême où Bitstamp ferait faillite, les fonds des clients seraient totalement protégés.
Vous avez récemment lancé une offre de lending alors que sûrement l’une des activités qui a été le plus impactée par les scandales en 2022. Pourquoi ?
En soit le lending ne pose pas de problème, ce qui est problématique c’était le fonctionnement de certains acteurs qui n’étaient pas transparents sur les placements et le niveau de risque. Aujourd’hui, nous proposons une offre en partenariat avec Tesseract, un acteur crypto finlandais régulé.
Nous prenons le minimum de risques sur ce produit. Les cryptos qui seront prêtées seront toutes collatéralisées et le risque de perte est proche de zéro. Chaque mois, nous publierons un rapport dans lequel nos clients retrouveront les indicateurs clés afin de les rassurer sur la nature de la contrepartie.
Le nom de Bitstamp circule dans les milieux d’affaires comme l’une des cibles de choix pour des acteurs étrangers qui souhaiteraient s’installer en Europe…
Bitstamp est un acteur unique. Vu notre positionnement, nous avons reçu plusieurs offres, que nous avons toujours repoussé, même s’il ne faut “jamais dire jamais”.
D’où viennent ces offres ?
C’est assez varié, cela va des acteurs crypto à d’autres plus traditionnels. Pour un acteur traditionnel qui souhaite entrer dans le marché crypto, il n’y a pas 36 solutions. Soit il développe sa propre plateforme, et cela prend du temps et coûte de l’argent, soit il rachète un acteur comme Bitstamp.
Quel est le juste prix de Bitstamp ? Plus d’un milliard d’euros ?
Ça vaut le prix que l’acquéreur sera prêt à mettre.