The Big Whale : Après une année 2022 marquée par les scandales, on sent comme une accalmie. Est-ce que c’est votre point de vue ?
Pierre Noizat : Très clairement. Le début d’année 2023 est bien meilleur que la fin de l’année précédente (rires) et ça se ressent sur les marchés.
Je suis plutôt optimiste pour les mois à venir. J’anticipe une reprise des marchés pour la deuxième partie de l’année, surtout si l’on se fie aux performances passées du cours du bitcoin. Du côté de Paymium, on se prépare en tous cas pour ça !
L’année 2022 a été l’une des plus dures de la courte histoire de l’industrie crypto. Comment va Paymium ?
Paymium a été créé en 2011, donc nous avons déjà traversé plusieurs crises et effondrements des marchés, ce n’est pas nouveau pour nous. Nous sommes prêts à encaisser ce genre de choc. Alors que la plupart des entreprises du secteur ont été impactées et ont réduit leurs effectifs, nous avons continuer à investir.
Où avez-vous investi ?
Nous avons recruté du monde, et nous avons également travaillé sur la plateforme de Paymium, le back office surtout, c’est-à-dire l’infrastructure, ainsi que l’interface utilisateur.
Ces périodes de calme sur les marchés sont les meilleures pour améliorer le produit. Le but est que cela nous profite quand les marchés repartiront.
Paymium est-il rentable ?
L’entreprise est sur la trajectoire de la rentabilité grâce aux frais de trading et de conservation des actifs numériques. Nous avons une stratégie d’acquisition clients qui devrait nous permettre d’être rentable en 2024.
Quels sont vos volumes ?
Nous faisons entre 50 et 100 millions d’euros de volumes par an. Nous avons pour ambition d’arriver rapidement entre 400 et 500 millions.
Si Paymium n’est pas bénéficiaire, comment avez-vous réussi à dégager de la trésorerie ?
Dès notre lancement en 2011, nous avons investi une partie des fonds que nous avons levés (pré-seed) dans Bitcoin. À l’époque, il valait moins de 10 euros.
Nous n’avons jamais fait l’erreur d’en vendre lorsque le marché baissait. Ensuite, nous avons fait une nouvelle levée de fonds en 2015 (seed).
Comment avez-vous vécu l’effondrement de FTX ?
Nous l’avons vu comme une validation de notre modèle. Nous n’avons cessé de le rappeler : une plateforme ne devrait pas pouvoir utiliser l’argent de ses clients. Là en plus, FTX était une plateforme offshores (FTX était installée aux Bahamas, ndlr) et donc extrêmement opaque pour ses clients.
Pour nous, l’épisode FTX marque la fin des grosses plateformes offshores. Elles appartiennent désormais au passé. Ce qui fera la résilience du système, c’est la multiplication des acteurs locaux et régulés, comme Paymium.
Après avoir beaucoup embauché en 2020-2021, la plupart de vos concurrents licencient une partie de leurs effectifs. Quel regard portez-vous sur cette situation ?
A chaque période de hausse des marchés, c’est la même chose : les start-up lèvent des fonds, beaucoup de fonds, parce que tout le monde est euphorique. Sauf que les attentes des investisseurs, elles aussi, progressent, donc les start-up embauchent beaucoup pour accélérer leur croissance. Mais rares sont celles qui anticipent un retournement de marché qui finit toujours par arriver. Surtout dans l’univers crypto. Résultat, les start-up doivent réduire la voilure et il y a des dégâts.
C’est typiquement la situation que nous voulons éviter chez Paymium. La croissance de nos effectifs est lente et progressive, mais constante. J’ai une stratégie “à la Warren Buffett” si je puis dire.
Certains de vos actionnaires sont des fonds d’investissement. Vous laisse-t-il la main sur la stratégie ?
Nous travaillons avec des fonds qui comprennent bien notre business. Newfund est un fonds français très performant. Cela leur donne la possibilité d’accompagner des entreprises comme nous où l’horizon d’investissement est sur le long terme.
Beaucoup d’acteurs du Web3 pointent l’immaturité du marché. Est-ce votre point de vue ?
Beaucoup pensent encore, à tort, que les cryptos permettent de gagner de l’argent rapidement, mais on parle de quelque chose de beaucoup plus important. Les cryptos et tout l’univers derrière représentent une mutation profonde qui va prendre au moins 10 ou 20 ans, voire plus. Nous ne sommes qu’à mi-chemin, et être dans la crypto en 2023, c’est encore être des “early adopters”.
Est-ce que vous détenez encore la majorité du capital de Paymium ?
Je détiens 26% du capital à titre personnel.
Avez-vous déjà reçu des offres de rachat pour Paymium ?
Oui, nous avons eu plusieurs discussions ces dernières années, mais celles-ci n’ont jamais abouti, faute d’accord sur la valorisation de l’entreprise.
Selon nos informations, Square et son patron Jack Dorsey, qui est aussi le créateur de Twitter, ont été intéressés par Paymium… Est-ce que vous confirmez ?
Joker*.*
Une nouvelle levée de fonds est-elle prévue en 2023 ou 2024 ?
Nous réfléchissons à une série A, mais il ne faut pas se précipiter. Le plus important pour nous est que les futurs investisseurs soient alignés avec notre vision.
Vous êtes historiquement un exchange de bitcoins, mais pas uniquement. Quelles sont vos autres activités ?
En plus de notre activité historique, nous faisons aussi du courtage sur d’autres cryptos et nous accompagnons les commerçants qui souhaitent accepter les paiements en bitcoins.
Avez-vous d’autres projets ?
Cette année, nous allons ajouter l’ether et d’autres tokens ERC-20 sur notre plateforme, mais nous ne comptons pas en ajouter 300. Nous avons une responsabilité auprès de nos utilisateurs, donc nous sommes sélectifs.
Vous excluez donc tous les concurrents d’Ethereum ?
Certains protocoles comme Solana sont intéressants, mais leurs écosystèmes ne sont pas assez mûrs pour qu’on les propose à nos clients. C’est le même chose avec Tezos.
Paymium dispose de sa propre solution de sécurisation des actifs. Pourquoi ne pas utiliser Ledger ?
Ledger est évidemment intéressant, mais nous n’avons pas besoin d’un outil qui, à mon sens, est plutôt réservé au grand public. Et il faut également rappeler que Ledger est une sorte de boîte noire qui crée une dépendance avec un acteur tiers.
L’effondrement de FTX ne plaide pas vraiment pour la conservation des cryptos sur les plateformes d’échange…
Nous avons des audits en cybersécurité et en comptabilité. Ces audits sont validés chaque année par un commissaire au compte. Cet aspect est souvent oublié, mais c’est ce qui permet d’assurer la solvabilité de l’entreprise. Je ne mettrais pas un centime sur une société qui n’a pas intégré ce genre de procédure.
Combien de fonds avez-vous sous gestion actuellement ?
Nous ne publions pas ce chiffre pour des raisons concurrentielles.
Et le nombre de clients ?
Nous avons environ 250.000 clients, dont 25.000 actifs, c’est-à-dire des gens qui ont fait des opérations au moins une fois par mois. Mais beaucoup de gens viennent chez nous pour investir et n’y touchent plus pendant des années. Une centaine d’entreprises, notamment des traders professionnels, utilisent également Paymium.
Vous avez longtemps été inflexible en considérant que seul le bitcoin avait de la valeur, mais on vous entend dire de plus en plus de bien d’Ethereum. Peut-on parler d’un coming out ?
Je considère qu’Ethereum est désormais suffisamment différent de Bitcoin pour offrir quelque chose d’intéressant depuis son changement d’algorithme de consensus (lire notre dossier The Merge). Bitcoin et Ethereum sont devenus complémentaires. En revanche, j’émets toujours autant de réserves vis-à-vis de la centralisation d’Ethereum et je suggère aux débutants de commencer par Bitcoin.
N’avez-vous pas raté des opportunités en vous montrant aussi conservateur ?
Il est certain que nous avons préféré la sécurité à la croissance, mais nous l’avons fait dans l’intérêt des clients. Nous sommes totalement à l’aise avec cette approche.
Quel regard portez-vous sur votre ICO (initial coins offering) réalisée en 2018 ?
Nous avons fait ce choix de manière défensive car nous risquions d’être beaucoup moins bien financés que nos concurrents qui eux surfaient la vague à fond. Il y avait clairement le risque d’être invisibilisés. L’opération s’est révélée neutre pour nous : l’ICO nous a coûté quasiment autant qu’elle nous a rapporté.
Il reste que nous avons des investisseurs (dans le token BCIO, ndlr) et nous ne voulons pas les décevoir. Petit à petit, nous allons remonter l’usage du token dans l’expérience de Paymium. Le but est de leur faire retrouver leur mise de départ, voire leur offrir une plus-value.
Vous êtes actuellement enregistrés en tant que PSAN. Allez-vous demander l’agrément ?
Nous le demanderons, mais pas avant qu’il soit obligatoire (2026 pour les sociétés déjà titulaires de l’enregistrement, ndlr).
Le gouvernement a récemment avancé le calendrier pour l’agrément des PSAN, ce qui a fait beaucoup réagir dans l’écosystème. Pourquoi ?
Il est beaucoup plus contraignant, et certains acteurs ne passeront pas la barre. Les exigences en termes de fonds propres sont par exemple assez contraignantes. C’est dommage d’imposer cette obligation à des acteurs qui ont déjà tous les avoirs de leurs clients en réserve. Nous n’avons aucun risque sur l'encours des clients…
Paymium a connu des problèmes avec les banques. Les choses se sont-elles apaisées ?
Je ne dirais pas qu’elles se sont apaisées, mais nous avons réussi à nous adapter. Nous sommes désormais capables de changer d’établissement facilement, mais ce n’est pas satisfaisant. Les banques sont encore trop changeantes sur le sujet. On ne fera pas de la France un leader sur les cryptos dans ce contexte.
La Société Générale a quand même une filiale crypto…
Cette filiale (Forge, ndlr) n’est pas une banque en tant que telle. C’est un laboratoire.
Beaucoup soufflent que vous êtes l’une des plus grandes fortunes françaises en bitcoins… Est-ce vrai ?
Je serais bien incapable de le confirmer ou de l’infirmer, car j’ignore la fortune des autres (rires). Ce que je peux dire c’est que j’ai un mode de vie modeste. Je ne suis pas là pour l’argent, mais pour ce que les cryptos représentent. Contrairement à ce que prétendent certains influenceurs, les cryptos ne sont pas un environnement qui permet de s’enrichir facilement.
Vous n’avez jamais vendu un peu de vos bitcoins ?
Lorsque j’en vends, c’est au compte-gouttes pour répondre à un besoin ponctuel en euro. Mais mon épargne est en bitcoins.
Que pensez-vous des influenceurs ?
Ce n’est pas vraiment mon sujet, mais nous avons un problème avec tous ceux qui prennent l’argent de projets et laissent les petits investisseurs avec des pertes une fois que le cours du token a dévissé. Evidemment, certains font un travail de pédagogie utile. Mais beaucoup font la promotion de projets totalement creux, voire tout simplement des arnaques…
Xavier Niel, via son fonds Kima Ventures, est au capital de Paymium. Est-ce que vous avez des contacts avec lui ?
Nous en avons eu lors de notre levée de fonds en 2015 (la seule, ndlr). Depuis, c’est plus compliqué. Il a beaucoup de participations et je ne crois pas qu’il ait le temps de s’occuper de tout le monde !
Est-ce qu’il vous a donné son opinion au sujet du bitcoin ? Il est très secret sur le sujet…
Je pense qu’il a un vrai intérêt personnel pour les cryptos. Il a bien compris l’intérêt de cette technologie. Après il est aussi l’un des grands bénéficiaires de la politique monétaire actuelle contre laquelle l’univers des cryptos s’est dressé, donc il est un peu pris entre deux feux. C’est pour cette raison qu’il n’a pas de position affirmée sur le sujet. Peut-être qu’un jour il retrouvera une liberté de parole, mais pour le moment je pense qu’il préfère rester discret.
Comment avez-vous vécu l’émergence éclair de Binance ?
Les plateformes cryptos qui grandissent trop vite sont suspectes. Ça a été le cas pour FTX, et c’est également le cas pour Binance. Je redoute qu’ils aient pris des raccourcis en matière de lutte contre le blanchiment. Lorsqu’une plateforme attire autant d’argent, c’est souvent de l’argent qui n’est pas dans les circuits traditionnels et qui a besoin de se trouver une sortie..
Les débuts de Binance (en 2017, ndlr) ont créé ce que j’appelle une “dette réglementaire”. Ils risquent d’être rattrapés par ce passé un peu douteux. Cela pourrait leur poser des problèmes dans certaines juridictions, notamment aux États-Unis où ils sont particulièrement sensibles sur ces questions.
Avez-vous des éléments en particulier ?
Non, mais j’ai de gros doutes sur le modèle de Binance. Je sais de quoi je parle pour être à la tête d’une plateforme depuis plus de 10 ans.
Le régulateur français a-t-il été trop naïf en lui accordant un enregistrement PSAN ?
Oui, c’est assez incompréhensible d’autant que les profits ne restent pas en France. On ne sait d’ailleurs pas où ils vont…
Et que pensez-vous de l’américain Coinbase qui s’est lancé quasiment en même temps que vous ? Ils sont aujourd’hui cotés en Bourse et valent près de 15 milliards de dollars…
À la différence de Paymium, Coinbase a eu la chance d’être branché sur le réseau bancaire américain (ACH, ndlr) dès 2013-2014 et sans discontinuer. C’est un peu comme si on nous avait autorisé à nous brancher au réseau européen SEPA. Comme vous le savez, ça n’a pas été le cas…
L’autre grande différence, c’est que Coinbase a pu bénéficier de financements privés dont les montants sont difficiles, voire impossible, à trouver en Europe (500 millions de dollars au total, ndlr). De ce point de vue-là, les Américains ont bien compris qu’il y avait un sujet de souveraineté. En France, et globalement en Europe, ce sujet échappe totalement à la plupart des élus. C’est dommage. Paymium n’était pas plus risqué que des start-up comme Coinbase ou Uber…