The Big Whale : Les débats politiques autour du Bitcoin aux États-Unis suscitent beaucoup d’attention. Quel regard portez-vous dessus ?
Yorick de Mombynes : Ce qui se passe actuellement aux États-Unis est, à mes yeux, encourageant. Il y a certes une part d’opportunisme, ce qui est inévitable dans une démocratie clientéliste et démagogique, où il est nécessaire de promettre un maximum de choses. Mais on observe aussi une différence significative entre les deux camps politiques, ce qui est frappant. Dans un camp, on trouve davantage de figures influentes favorables aux cryptomonnaies, tandis que dans l’autre, plusieurs poids lourds s’y opposent farouchement. C’est un premier point de divergence. En outre, on constate que l’un des candidats a pris l’initiative de manière tonitruante, avec un style un peu désordonné et confus, mais en multipliant les propositions et les surenchères. En revanche, l’autre camp s’est exprimé sur le sujet avec retard, de façon timide, prudente, comme contraint. On peut également regarder le passif : l’administration Biden a été très hostile aux cryptos et très favorable aux projets de monnaie numérique de banque centrale (MNBC) . De mon point de vue, les MNBC représentent l’ennemi mortel de Bitcoin. C’est d’ailleurs plutôt ce dernier qui va défaire les MNBC.
Anticipez-vous un affrontement politique entre les partisans du Bitcoin et ceux des MNBC ?
Il est clair qu’un affrontement direct se prépare entre Bitcoin, les cryptos en général, et les MNBC, et c’est Bitcoin qui l’emportera. À mon sens, il est tout simplement impossible de se dire favorable au bitcoin tout en soutenant les MNBC. Peut-être que Trump n’a pas une vision très aboutie sur le sujet, mais il s’est clairement prononcé contre les MNBC et a exprimé son soutien à Bitcoin. Le fait que Bitcoin fasse désormais partie du débat public américain est extrêmement intéressant. Cela montre que les candidats ont compris l’existence d’une base électorale autour de ces questions. Cela contribue également à l’éducation du public et renforce la légitimité du sujet. Même lorsque Trump, qui peut paraître fantasque, en parle, cela permet de ramener le sujet dans la discussion politique, ce qui est bénéfique.
Êtes-vous surpris par le positionnement pro-crypto de Donald Trump ?
Le libéralisme véritable est aujourd’hui rare, même parmi les Républicains. Les idéaux fondateurs des États-Unis reposaient sur la décentralisation et la souveraineté individuelle, et les Républicains portaient davantage ces valeurs, notamment sous Reagan. Cependant, au fil du temps, avec l’influence des néoconservateurs, ils ont évolué vers un étatisme plus affirmé. J’étais donc convaincu que Républicains et Démocrates s’opposeraient tous deux à Bitcoin. Je suis donc assez étonné de voir les Républicains majoritairement favorables aux cryptos ou, à tout le moins, moins hostiles.
"Trump a construit une partie de son succès en rejetant l’élite centralisatrice et étatiste du parti républicain" Comment expliquez-vous cela ?
Cela peut s’expliquer par le parcours politique atypique de Trump. Il a construit une partie de son succès en rejetant l’élite centralisatrice et étatiste du parti républicain. De nombreux électeurs républicains étaient excédés par ce qu’ils percevaient comme une nomenklatura de Washington, proche des démocrates et politiquement correcte. Trump est arrivé et a tout bouleversé, exploitant ce ras-le-bol pour se reconnecter aux idéaux fondateurs des États-Unis, bien que ce soit avec un style fantasque, démagogique et imprévisible. C’est ce positionnement politique qui l’a poussé, de façon assez logique, à soutenir les cryptos, car elles incarnent, elles aussi, une défiance vis-à-vis du pouvoir centralisé.
On se dit quand même que c’est surprenant que Trump soutienne un instrument qui concurrence le dollar…
On aurait pu penser que tous les candidats voudraient avant tout protéger le dollar, en le considérant comme prioritaire. C’est d’ailleurs ce que disait Trump au tout début. Il est donc étonnant de voir qu’ils ne perçoivent pas Bitcoin comme une menace pour le dollar. Ils semblent penser que, pour l’instant, Bitcoin n’est pas assez puissant pour poser un réel danger, ce qui leur permet de se montrer ostensiblement en sa faveur.
En tant que partisan du Bitcoin, êtes-vous satisfait que Trump devienne un ambassadeur ?
À mon sens, il n’y a pas de mauvaise nouvelle pour Bitcoin. Toute publicité lui est bénéfique. Si Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon exprimaient demain leur soutien au bitcoin, ce serait une bonne nouvelle, même si l’on peut avoir des réserves sur ces personnes. Personnellement, je n’ai pas d’admiration particulière pour Trump, mais je préfère qu’il parle en bien de Bitcoin plutôt que de chercher à le torpiller. La politique est l’art de choisir le moindre mal, le moins nocif. L’État représentera toujours une menace pour Bitcoin, mais lorsque des représentants étatiques décident de ne pas le détruire mais, au contraire, de s’y montrer favorables, cela devient une excellente nouvelle. C'est comparable à la reconnaissance du bitcoin comme monnaie légale au Salvador. Bien que l'essence de Bitcoin soit son indépendance vis-à-vis de toute tutelle étatique, cette reconnaissance est préférable à un chef d'État qui chercherait à l'éradiquer.
Pensez-vous que Trump, en soutenant le Bitcoin, pourrait se mettre en difficulté à plus long terme ?
Oui, car en faisant la promotion de Bitcoin, Trump contribue à son essor mais scie la branche sur laquelle il est assis en tant qu’homme d’État et acteur politique. En fin de compte, c’est Bitcoin qui triomphera. Donc si les opposants du bitcoin, que ce soit par ignorance, démagogie ou clientélisme à court terme, finissent par le soutenir sans s’en rendre compte, tant mieux.
"Je serais prêt à aider tout parti favorable à Bitcoin, même le Parti communiste" L’industrie crypto a beaucoup dépensé en lobbying ces derniers mois, que cela vous inspire-t-il ?
C’est un bel exemple de capitalisme de connivence. Nous ne sommes plus dans une démocratie classique, ni dans un marché libre. Nous sommes dans un système où des groupes d’intérêts économiques investissent massivement dans les campagnes pour en tirer profit. C’est une contamination de l’industrie crypto, mais c’est aussi un problème qui dépasse ce secteur. Pour ma part, je me concentre sur Bitcoin. Si ces acteurs, par leurs activités de lobbying, contribuent à promouvoir Bitcoin, tant mieux, même si cela passe par des canaux regrettables. Néanmoins, on peut aussi déplorer que certains nuisent à Bitcoin au sein de l’industrie crypto.
Vous faites références à des campagnes de désinformation ?
Oui, des acteurs de la crypto ont, par exemple, contribué à des campagnes de désinformation sur l’impact environnemental de Bitcoin, pour promouvoir leurs propres projets. Par exemple, Ethereum a appuyé sur les bénéfices énergétiques de son passage au proof-of-stake, même si leur démarche n’était pas explicitement hostile. D’autres, plus virulents, ont fait campagne sur le fait que « Bitcoin est sale », en dénonçant son modèle énergétique.
Dans les propositions de Trump pour le Bitcoin, il y a aussi des mesures autour du minage. Cela vous paraît-il pertinent ?
Cette idée montre surtout qu’il ne comprend pas vraiment les enjeux du minage. Cela dit, ce qu’il dit ancre malgré tout, même marginalement, ce qu’il pourrait faire par la suite. Cela reflète les pressions exercées par les lobbies qui le soutiennent. Si Trump est influencé par les groupes de lobbying du minage américain, c’est tout à fait possible. Il est fréquent de voir des hommes politiques justifier la souveraineté sur des industries en les considérant comme stratégiques, et cette logique commence à s’appliquer au minage de Bitcoin.
Lors des élections européennes, seul le Parti Pirate a pris position en faveur du Bitcoin . Vous avez un temps travaillé avec François Fillon, pourriez-vous envisager un engagement auprès du Parti Pirate ?
Je connais assez peu le Parti Pirate, et j’ai parfois vu des positions contradictoires. Cela dit, je serais prêt à aider tout parti favorable à Bitcoin, même le Parti communiste.
Le Salvador a reconnu le Bitcoin comme une monnaie légale, pensez-vous que d’autres pays suivront cette voie, notamment l’Argentine ?
L’Argentine envisage une dollarisation puis, semble-t-il, une concurrence totale des monnaies. Mais elle reste, pour l’instant, frileuse sur Bitcoin, ce qui est décevant, d’autant que le président Javier Milei avait auparavant fait des déclarations très favorables à Bitcoin. Son approche prudente est sans doute influencée par des économistes argentins sceptiques sur Bitcoin comme Nicolas Cachanosky. Concernant le Salvador, d’autres petits pays pourraient suivre l’exemple du président Nayib Bukele. De nombreux pays observent de près le Salvador et constatent que ce n’est pas un désastre, contrairement à ce qui avait été prédit.
Enfin, en Europe, on observe un intérêt croissant pour les monnaies numériques de banque centrale. Comment percevez-vous cela en tant qu’Européen ?
Les MNBC sont pour moi des projets inquiétants et dangereux, malgré les discours rassurants des banques centrales et de leurs relais d’opinion. Il est intéressant de noter les différences d’approche entre les Européens et les Américains, ces derniers semblant plus prudents et pragmatiques. Certains pensent que ces monnaies numériques sont trop complexes à mettre en œuvre, mais je crois qu’ils se trompent. Cela fait des années que les banques centrales et la Banque des Règlements Internationaux (BRI) travaillent dessus. C’est une ambition mûrement réfléchie, et ces initiatives verront le jour.
Quels sont, selon vous, les plus grands risques des MNBC ?
Les MNBC concentrent deux risques majeurs. D’une part, le contrôle économique, avec une politique monétaire hyper-expansionniste et des taux d’intérêt négatifs, couplés à la disparition du cash. D’autre part, le contrôle politique et la surveillance des dépenses individuelles, une perspective dystopique dans des pays censés être démocratiques. Nous avons vu, ces dernières années, à quelle vitesse les démocraties peuvent adopter des mesures liberticides que l’on n’aurait jamais imaginées.